Ma principale angoisse lors de l’écriture de ce livre était de voir mourir mon père avant sa publication. D’une certaine façon, j’écris ce livre pour qu’il se pavane avec dans Paris et qu’il hurle : « Je suis un héros, un héros de roman ! »
Dans un café avec le roman dans la poche, après deux trois échanges avec le serveur, il le posera fièrement sur la table et, la tête haute, il affirmera : « Mon fils est écrivain, et je suis le héros de son livre. » Il ajoutera : « Moi, j’ai arrêté d’écrire pour lui laisser le champ libre même si j’écris mieux que lui et que mes dédicaces sont meilleures. Lui écrit simplement “Amitiés”, moi je personnalisais chaque mot. Je rendais chacun – je dirai même chacune – de mes lecteurs et lectrices unique. Vous savez, quand j’habitais au Liban, j’ai signé plusieurs fois au salon du livre mes recueils de poésie, plus de trois cents personnes faisaient la queue pour que je leur fasse une dédicace. J’ai l’habitude de ces choses-là. Je suis également plus intelligent que mon fils mais bon il fait ce qu’il peut et malgré tout il s’en sort bien car je suis le héros de son roman. »
Mon père ne quitte jamais son appartement sans ses recueils de poésie écrits en arabe, ni l’un de mes romans. Que cet homme qui ne voulait pas d’enfant soit si fier aujourd’hui d’annoncer qu’il est père, c’est une petite victoire pour un fils. Les deux grandes poches de son manteau peuvent contenir une dizaine de livres chacune. S’il fait chaud dehors et qu’il sort en chemise et veste, il les met dans un sac en plastique que ma mère exècre. Elle lui a acheté plus de dix sacoches en cuir pour remplacer « ces horreurs » comme elle répète mais rien à faire, sa sacoche préférée reste les sacs de supermarché. De préférence, les sacs Carrefour.
« On ne sait jamais ! me répond-il lorsque je lui demande pourquoi il garde nos livres avec lui. On ne sait jamais ! Peut-être que je croise le président de la République au café. »
La peur de sa mort me tétanisait, je me retrouvais devant mon écran à ne plus écrire un mot. Vivre sans mon père est une idée que je ne conçois pas. Plus j’y pense, plus je ne fais rien de ma vie. Je me fige, je n’arrive plus à respirer. Le Covid n’aide pas à apaiser mes pensées. Diabétique, mon père peut mourir d’une semaine à l’autre et moi, je peux lui apporter cette mort à chacune de mes visites. Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de passer le voir, d’enlever mon masque et de prendre un café avec lui.
Une nuit, une cousine qui vit au Brésil m’a appelé à trois heures du matin en France et en entendant la sonnerie, je me suis réveillé en sursaut. J’ai hurlé, certain que ma mère m’appelait pour m’annoncer la mort de mon père.
Quand je pense filmer mes parents et réaliser un documentaire sur eux, j’ai peur que mon père meure durant le tournage et je ne sais pas ce qui m’attriste le plus, sa mort ou l’impossibilité future de terminer ce film. Est-ce que filmer ses parents, ce n’est pas déjà les tuer un peu ?